Histoire sans paroles

J’ai soixante-quinze ans. Je vis seule. Mon mari est mort lorsque j’avais cinquante ans. Sa disparition m’a causé une grande douleur, mais à aucun moment, je ne me suis sentie isolée ou repliée sur moi-même. A l’époque, et jusqu’à ma retraite, j’étais infirmière, éducatrice spécialisée auprès de jeunes adolescents en difficulté.  Cela  pouvait aller de la phobie scolaire jusqu’à l’autisme. L’établissement dans lequel je travaillais assurait aussi bien les soins psychologiques et psychiatriques que la scolarité jusqu’à la fin du secondaire. Nous avions été formés en particulier en suivant une psychanalyse mais nous nous en servions, non pas à travers les mots, mais pour que notre comportement, notre attitude, réponde aux problèmes des jeunes. Je vivais en permanence au contact d’adolescents, de leurs familles et de mes collègues.

Le travail de groupe

Je suis entrée, il y a plus de vingt ans, dans un groupe de prière d’Invitation à la vie. Nous nous réunissons une fois par semaine entre personnes qui, à l’origine, ne se sont pas choisies.

Nous prions, nous apprenons à nous aimer, à nous écouter sans jugement, nous témoignons de notre vie. C’est dans le travail de groupe que j’ai découvert, non seulement à travers le regard des autres, mais aussi à travers leur comportement, des choses que je ne voulais pas voir sur moi-même. Parmi celles-ci, il y avait un enfermement bien particulier.

Une voisine collante

On aurait pu penser que la solution serait venue d’un raisonnement intellectuel, d’une explication. Absolument pas. C’est une histoire sans paroles !  J’ai dans mon groupe une personne qui est antillaise. A chaque réunion, elle se collait à côté de moi.  Elle ne m’était pas du tout antipathique, c’est une personne d’une grande ouverture de cœur, très généreuse qui nous préparait toujours des repas pantagruéliques, pleins de bonheur. Mais ça me dérangeait. Je me disais : « la prochaine fois, je ne m’assoirai pas à côté d’elle parce que j’y suis trop mal à l’aise. » Et, quoi qu’il arrive, elle se collait toujours à moi, pleine d’amour. Or il se trouvait que cette femme nous témoignait souvent de la solitude qui est la sienne, en sachant que nous allions l’entourer dans la prière et que dans l’amour tout peut se remettre en place. Ce n’est qu’après de nombreuses années passées ainsi involontairement à ses côtés qu’il y a eu un déclic. Je me suis rendu compte que, parmi toutes les personnes du groupe, celle que j’avais si souvent voulu éloigner était finalement la plus proche. Il y avait une part d’enfermement en elle. Peu importe la nature exacte de sa difficulté, toujours est-il que j’étais moi-même enfermée : dans mon passé, dans mes souvenirs. Sans m’en rendre compte, j’en voulais à la terre entière d’avoir perdu mon mari. Je ne voulais pas bouger, comme pour le garder vivant. Alors qu’il était mort. Ce souvenir, il ne fallait pas y toucher ! Ce n’est pas un problème très spectaculaire. Mais il maintenait au fond de moi une part de non-vie.

L’ouverture de cœur

J’avais l’impression, sans doute, de me protéger. Mais cela provoquait régulièrement des points d’achoppement surprenants, mais révélateurs, avec certaines personnes ; en particulier  avec celle qui s’asseyait toujours à côté de moi. Avec son attitude et son ouverture de cœur, elle a fini par débusquer cette partie morte en moi. Je crois d’ailleurs qu’elle ne le sait pas. En ouvrant son cœur, on ouvre le cœur de l’autre sans le savoir.

 

 

« En ouvrant son cœur, on ouvre le cœur de l’autre sans le savoir.. »